Tout a commencé avec l'idée de s'installer pendant quelque temps dans une pièce disponible du Centre Bellevue, Maison d'accueil spécialisée, à Marseille. Nous avions amené tout le matériel son et vidéo que nous utilisons d’habitude pour faire notre travail artistique. Depuis longtemps nous travaillions avec une instrumentation électronique (échantillonneurs, synthétiseurs), avec comme contrôleurs, des guitares Midi et pédales de contrôle. Nous nous étions rendu compte en utilisant ce matériel, qu’il bouleversait les habitudes instrumentales et les manières de jouer de la musique. Un certain nombre de séquences programmées permettaient avec des gestes minimaux de produire des événements sonores riches et complexes qui, sur des instruments traditionnels, impliqueraient une dépense physique importante. En quelque sorte, nous espérions trouver auprès de personnes handicapées, donc sans possibilité de pratiquer les instruments traditionnels, un terrain d’aventure et d’audace dans un jeu électro-instrumental en dehors de la virtuosité digitale.

La question étant : quelle poésie sonore ou visuelle peut surgir de personnes n’utilisant pas les mains, les doigts, la voix, le corps de manière habituelle ; Sont-ils voués au silence ?


Nous nous sommes aperçus que, dans ce centre, l’intérêt pour les technologies nouvelles allait grandissant. Par nécessité, les résidents du centre ont découvert la possibilité d’une certaine autonomie par l’utilisation d’outils comme les télécommandes infra rouge ou à ultra son, tantôt pour ouvrir une fenêtre à distance, fermer la porte, changer les chaînes de la télévision, et évidemment pour avoir accès aux ordinateurs.

De manière tout à fait informelle, nous avons crée un atelier de fabrication. Une fois installés dans ce studio-atelier, lieu de passage entre la salle à manger et les chambres, nous nous sommes rendus disponibles à la rencontre. Au fil du temps, grâce à notre présence quasi quotidienne, nous étions devenus des habitués. Quand les résidents entraient, nous leur proposions des jeux sonores avec nos instruments électroniques. Lorsque nous échantillonnions la voix des résidents qui parlaient avec difficultés, nous établissions avec eux une multitude de jeux musicaux à partir des matières vocales. Dans notre proposition, il était question que chaque participant puisse, selon sa gestuelle particulière et sa fantaisie personnelle, définir sa manière d’aborder une attitude poétique, tant sonore que visuelle. Il fallait trouver avec chacun une interface instrumentale lui permettant de produire, organiser et fabriquer des images et des sons. Nous avons exploité le démarrage de la technologie assistive parallèlement aux développements de capteurs pilotés par ordinateur et destinés à être utilisés par des artistes, danseurs et musiciens.

Nous avons appris avec chacun d’eux leurs parcours gestuels pour comprendre l’écart qui peut exister entre l’intention du mouvement et la réalisation et estimer, appréhender le temps entre la volonté de produire le geste et son accomplissement. Ces facteurs nous paraissaient importants à prendre en compte dans la manière de concevoir les instruments qui pouvaient réaliser leurs intentions. De même, cette prise de conscience, les a conduits à devenir réalisateurs de leurs visions poétiques plutôt qu’interprètes qui obéiraient à des lois gestuelles déterminées par d’autres compositeurs.

C’est avec Rafika que le développement instrumental a commencé. En dehors des moments où elle venait travailler avec nous, elle réalisait, avec l’aide des éducatrices, des peintures sur soie. En fait pour préparer le dessin, elle nous disait qu’elle utilisait un ordinateur. On avait du mal à y croire. Rafika est myopathe et ne peut bouger que la tête. Un jour, on l’a vue dans la salle informatique du centre avec une sorte de couronne sur le front d’où sortait un fil qui était relié à un boîtier posé sur l’ordinateur. Cette couronne était un capteur à ultra sons (head mouse) qui se substituait à la souris pour piloter le curseur sur l’écran de l’ordinateur. Elle devait acquérir une grande dextérité en utilisant uniquement la tête. Il nous a semblé évident de prendre cet outil d’assistance comme base à la fabrication d’un instrument. Nous avons commencé à travailler à l’écriture d’un programme informatique utilisant l’environnement Max. L’idée était de prendre la surface de l’écran comme une partition de promenade non linéaire; c’est à dire qui peut être joué en abordant l’aire de jeux de manière errante, en allant d’un endroit à un autre de la surface et dans les zones matérialisées par des carrés, des rectangles, des ronds, révélant de cette façon sur son passage des événements sonores qui sont modulés selon un lexique de gestes prédéterminés.

On s’était aperçu également qu’il était possible de projeter, par utilisation d’un vidéo projecteur sur une surface plus grande, la réplique de cette partition promenade. Ainsi, à un plus grand nombre, nous pouvions visualiser le curseur dans sa promenade poétique : il était également possible de projeter ces partitions sur des surfaces réelles comportant des objets et faire coïncider les zones de jeux sonores avec des objets réels. Anecdotique ment, par exemple, si l’on projette la partition sur un pan de mur comportant une porte, on entendrait le son de la porte quand le curseur dans son déplacement se superposerait à celle ci. Cela donnait la possibilité de fabriquer des sortes de "saynètes" sur des surfaces et des espaces variés.

Il y avait également Didier qui venait très souvent nous rendre visite et avait un humour un peu insolent. Didier ne pouvait pas parler et pour se faire comprendre, après avoir essayé avec des gestes et des regards, il nous demandait de sortir de sous son fauteuil motorisé un petit livre noir. Sur chaque page, il y avait une dizaine d’icônes personnalisées en dessin simplifié. Chacun décrivait une action ou une chose. En passant d’une page à l’autre et en montrant des images, il pouvait nous faire comprendre par exemple que jeudi matin, vers 11h, il allait au supermarché acheter une cassette vidéo dans la catégorie horreur ou aventure. Il était passionné de cinéma mais à la télévision - sa condition d’handicapé l’empêchant d’aller voir des films en salle. Alors, il enregistre les films sur cassette, et s’est composé une sorte de vidéothèque de films d’aventure, de films d’horreur et de films musicaux. Il a une véritable passion pour Johnny Hallyday. Les éducateurs du centre ont fabriqué avec lui un système pour accrocher sur son fauteuil une caméra vidéo pour qu’il puisse filmer tout en roulant. Ayant des conversations par l’intermédiaire de son livre de langage image, nous avons décidé ensemble de fabriquer des séquences films utilisant sa vidéothèque. L’idée était par exemple de tirer des scènes de différents films et de les monter pour en faire une séquence. Quelques-unes ont été faites e.g.: à cheval dans les westerns, sauter en l’air dans les Kung Fu, explosions dans les films d’aventures, etc. Lors d’une représentation publique, le fauteuil de Didier était équipé d’un vidéo projecteur sur un bras articulé qui lui donnait la possibilité de montrer des films du plafond jusqu’au sol, etc. Didier avait projeté sur des voitures destinées aux handicapés des images de poursuite et accidents de voitures tirées de films de série B... Il nous semblait, pour que le système marche de manière souple, qu’il fallait apporter, lors des projections, la possibilité de transformer la matière filmique. Dans un premier temps de pouvoir mélanger des séquences avec l’idée plus tard de mettre à bord une caméra, donc de pouvoir capter les visages et les mouvements des gens présents et par un mélangeur d’effet de les intégrer au déroulement des séquences.

Et puis il y avait Azzédine, qui nous a beaucoup guidé dans la compréhension de ce monde de mouvement, souvent lent et pas toujours contrôlé, des silences chargés de sens, des paroles utilisant des mots à moitié formés et des regards finissant les phrases. Azzédine, toujours avec l’aide des éducateurs, souvent dévoués, parfois agacés, mais généralement attentifs, avait écrit une sorte d’histoire-poème qui se passait dans une galaxie où il y avait une planète qui n’était pas tributaire du système solaire et son cycle elliptique, mais qui était autonome et libre de son mouvement. C’était une sorte de désir de raconter de manière forte sa volonté d’indépendance face au monde. Nous avons pris cette parabole comme leitmotiv de tout le travail à venir. L’idée a germé comme quoi chaque fauteuil, piloté par son occupant, était un univers ambulant poétique et auquel était intégré des outils de communication avec le monde extérieur (projection d’image, langage et de son-parole) y compris les autres univers ambulants.

L’idée des parcours physiques et poétiques était prise sur le modèle des bateaux à voile qui ne produisent pas le vent qui le pousse, mais contrôle le gouvernail qui détermine sa direction. Une des seules actions qu’Azzédine puisse réaliser de manière régulière est justement le souffle, mais pas suffisamment fort pour déplacer un bateau. Alors nous avons mis en place sur son fauteuil un instrument à vent électronique qui lui permet par le souffle et la pression des lèvres, de contrôler, à la manière d’un gouvernail, un vent sonore. À partir d’un système informatique qui génère de manière automatique des événements sonores, Azzédine contrôle des sons en déterminant son parcours et ses directions.

Nous avons rencontré Rabah plus tard, dans la salle informatique, lors d’un travail d’élaboration à partir du système de contrôle à ultra son qu’utilise Rafika. Ils se connaissaient depuis très longtemps et avaient noué une relation affective très touchante. Rabah avait une volonté de s’exprimer par l’usage de la parole mais nous avions du mal à comprendre ce qu’il voulait dire. Rafika, qui avait l’habitude, nous faisait l'interprète. Pour se faire comprendre, il utilisait un appareil de synthèse vocale qui s’appelle Hector. Cet appareil est une sorte d’ordinateur de la première heure comportant un clavier sur lequel où l'on peut écrire du texte. Une fois écrit, il est transcrit de manière auditive grâce à un haut-parleur intégré. Ainsi, en fauteuil dans la rue, Rabah pouvait "parler" aux gens, demander sa route, etc… Le seul problème était que la voix de synthèse qui était incorporée avait un accent Suisse ! L’appareil avait été conçu à Genève et comme Rabah était kabyle, ça le rendait malheureux d’avoir en quelque sorte une "voix suisse". Néanmoins, il utilise son appareil quotidiennement. Un jour, pour nous amuser, il s’est mis à taper une cinquantaine de chiffres sur son clavier, et il en sortait une mélopée sans reprise de souffle d'un chiffre aux alentours de quelques centaines de millions de milliards. Nous avons essayé ensuite avec des lettres en assemblant trois X, sept K, 2 M, etc… Il en sortait une sorte de poésie sonore et rythmique. Rabah avait un intérêt particulier pour la poésie Soufie et nous avons commencé à composer des séquences mêlant les textes avec les phonèmes rythmiques pour essayer de trouver un rapport sensible aux incantations des Derviches Tourneurs. On avait la possibilité de brancher le haut-parleur de son appareil de synthèse vocale dans un appareil audionumérique et d’en transformer le son d’origine, voire de se débarrasser de l’accent suisse pour en modifier la hauteur, créer des mélodies, travailler dans la matière sonore. Nous avons conçu avec Rabah un système proche d’un joy stick qu’il pouvait manipuler pour transformer en temps réel le son émanant de sa synthèse vocale Hector.


A partir de là, et dans le plaisir des audaces, des inventions issues de l'atelier de fabrication, et la grande disponibilité des uns auprès des autres, il était devenu nécessaire de partager plus largement nos recherches; L’idée était de fabriquer une présentation destinée à rencontrer le public dans un certain rapport au temps, à l’équilibre des gestes et du langage. Il nous paraissait important de mettre en place un état des choses plutôt qu’un rapport linéaire et narratif. Une façon de raconter la vie du temps.

 

 

haut de la page

 

carte du site

 

télécharger le